CHAPITRE SIX

Le lendemain matin, le chapitre s’annonça aussi ennuyeux qu’à l’ordinaire, une fois que frère André eut fini sa lecture et qu’on commença à parler des affaires de l’abbaye ; mais Cadfael, sommeillant derrière son pilier, n’en dressa pas moins une oreille attentive quand frère Matthieu le cellérier annonça que l’hôtellerie était pleine à craquer, qu’il faudrait faire de la place dans l’écurie, car on attendait encore des visiteurs. Il serait donc nécessaire de mettre ailleurs des chevaux et des mules appartenant à l’abbaye, afin de loger à l’intérieur des murs les bêtes des voyageurs. Des marchands tardifs, profitant de l’automne clément après le siège et le désordre de l’été, prenaient la route afin de rentrer chez eux pour les fêtes, et les seigneurs possédant des manoirs dans la région avaient envie de se retrouver au coin du feu, au calme, pour célébrer Noël loin du fracas des armes et des luttes de faction dans le Sud. Les écuries étaient manifestement surpeuplées, et la grande cour était chaque jour plus animée et plus vivante, du fait des arrivées et des départs.

— Il y a aussi le cheval qui appartenait à maître Gervase Bonel, dit frère Matthieu, l’homme qu’on va enterrer aujourd’hui. Nous n’avons plus à le loger, ni à le nourrir ; oh, je sais, l’affaire est en suspens jusqu’à ce qu’on en sache plus sur la mort du maître et la façon de disposer de ses biens. Mais la veuve en tant que survivante n’a certainement pas droit à ce qu’on lui entretienne son cheval. Elle a une fille mariée en ville, qui pourra sans doute s’occuper de l’animal ; bien entendu, il nous faut loger ce cheval jusqu’à ce qu’elle en dispose ainsi, mais nous n’avons nul besoin de le garder dans les écuries principales. Ai-je votre accord pour l’emmener avec nos bêtes de trait dans les écuries, sous notre grange, près du terrain de la foire aux chevaux ?

Il n’avait sûrement pas celui de Cadfael, qui se raidit, inquiet, exaspéré, se maudissant de son choix malheureux pour cacher Edwin, plutôt que des dispositions pratiques de Matthieu. Cependant, comment aurait-il pu prévoir cela ? Il n’avait pour ainsi dire jamais été nécessaire de se servir des stalles dans la grange, sauf, temporairement, pendant les foires aux chevaux et la foire de Saint-Pierre. Et maintenant, comment allait-il s’y prendre pour rejoindre Edwin à temps et le faire partir, lui évitant ainsi le risque d’être découvert ? En plein jour, et avec ses devoirs spirituels auxquels il ne pouvait échapper, et qui réduisaient ses mouvements ?

— Voilà qui devrait parfaitement convenir, acquiesça le prieur. Autant faire le transfert tout de suite.

— Je vais donner des instructions aux palefreniers. Êtes-vous aussi d’accord, père, pour qu’on emmène en même temps le cheval de la veuve Bonel ?

— Certes !

Maintenant qu’il n’était plus sûr du tout de mettre la main sur le manoir de Mallilie, Robert ne prêtait plus exactement le même intérêt à la famille Bonel, même s’il n’avait pas l’intention de se rendre sans combattre. Cette mort suspecte et ses conséquences étaient comme une épine dans sa chair, et il se serait volontiers débarrassé non seulement du cheval, mais de toute la maisonnée, s’il avait pu le faire décemment. Il ne voulait pas qu’un meurtre fût associé au nom de son couvent, ni que les hommes du shérif interrogeassent ses hôtes ou qu’un parfum de scandale se répandît dans le couvent comme une odeur pestilentielle.

— Il va falloir se pencher sur les complications légales qu’implique la question délicate de cet accord, qui devient inévitablement caduc maintenant, à moins qu’un nouveau seigneur ne choisisse de le signer et de le rendre viable. Mais naturellement, il ne faudra rien faire avant l’enterrement de maître Bonel. Le cheval, lui, peut partir. Je doute que la veuve en ait l’usage pour l’instant, mais ce n’est pas encore notre problème.

« Il regrette déjà son premier mouvement de sympathie et d’intérêt », songea Cadfael, « qui l’a poussé à permettre d’enterrer Bonel dans le transept. Mais son orgueil ne le laissera pas maintenant revenir en arrière. Dieu merci, Richildis aura tout le réconfort voulu grâce à cet enterrement solennel et digne, puisque tout ce que fait Robert est empreint de grandeur. Gervase a été placé en grande pompe dans la chapelle mortuaire et cette nuit, il reposera sur la terre de l’abbaye. Cela contribuera à l’apaiser ». Il était sûr qu’elle éprouvait un sentiment de culpabilité envers le défunt. Quand elle serait seule, elle jouerait au jeu déprimant des « si seulement... si seulement je ne l’avais pas accepté... si seulement j’avais pu le réconcilier avec Edwin... si seulement » – oui, mais alors il serait probablement encore vivant et en parfaite santé !

Cadfael se désintéressa d’une conversation découse portant sur l’achat possible d’un terrain destiné à agrandir le cimetière, et se consacra à des problèmes plus urgents. Il ne lui serait pas impossible de se trouver quelque chose à faire sur la Première Enceinte, quand les palefreniers emmèneraient les chevaux dans leurs nouveaux quartiers, et les frères lais ne s’interrogeraient pas sur ses mouvements. Il pourrait aussi facilement faire sortir Edwin de sa retraite, déguisé en Bénédictin, qu’il l’y avait fait entrer, à condition de minuter soigneusement cette évasion. Et une fois dehors, où aller ? Certainement pas vers le portail. Il y avait des gens dans une ou deux maisons, le long de la grand-route en direction de Saint-Gilles, qu’il avait soignés lorsqu’ils étaient malades, et dont il avait guéri les enfants d’une mauvaise fièvre. S’il le leur demandait, ils abriteraient peut-être le jeune homme, mais l’idée ne lui plaisait guère. Ou bien encore, il y avait au bout de la route la léproserie de Saint-Gilles, où les jeunes moines passaient une partie de leur noviciat, au service de ces malheureux. On trouverait sûrement à cacher un garçon pourchassé.

Incrédule, Cadfael entendit prononcer son nom, et se vit brutalement ramené à la réalité. De l’autre côté de la salle capitulaire, dans sa stalle aussi proche que possible de celle du prieur, Jérôme s’était levé, l’air faussement humble, les paupières à demi baissées sur son regard vif, plein d’une sainte douceur.

Il venait juste de prononcer le nom de Cadfael, avec un intérêt et une affection odieux !

— …Loin de moi l’idée, mon père, que notre très cher frère se soit mal conduit. Je ne cherche qu’à l’aider et le guider pour le salut de son âme, car il est en danger. Il m’est revenu, père, qu’il y a bien de années, avant que ne se manifeste cette saint vocation, frère Cadfael était en relation affectueuse autant que séculière avec la dame qui est maintenant Dame Bonel, et que nous abritons dans cette maison. Du fait de la mort de son mari, il s’est trouvé de nouveau en contact avec elle, sans qu’il en soit responsable, oh non ! Et je ne l’en blâme pas, car il a été appelé au secours d’un mourant. Mais réfléchissez, père ! Quelle épreuve terrible pour la dévotion sincère d’un moine ! Se retrouver de nouveau si proche d’un attachement séculier depuis longtemps oublié !

A en juger par la façon dont le prieur releva la tête majestueusement, ce qui lui permit de regarder d’encore plus haut le moine en danger, il y réfléchissait sérieusement. Cadfael aussi ; son étonnement et son indignation se changèrent bientôt en une compréhension froide et hostile, il avait sous-estimé non seulement l’audace de Jérôme, mais également son venin. Il avait dû coller avec amour sa grande oreille au trou de la serrure de Richildis, pour en avoir surpris autant.

— Voulez-vous dire, demanda Robert incrédule, que frère Cadfael a eu une conversation indécente avec cette femme ? A quelle occasion ? Nous-mêmes savons bien qu’il était au chevet de maître Bonel, qu’il a fait de son mieux pour ce malheureux, et que sa pauvre femme était alors présente. Nous n’avons rien à lui reprocher là-dessus, c’était son devoir d’aller où on avait besoin de lui.

Cadfael, à qui on ne s’était pas encore adressé, resta assis, silencieux, l’air mauvais, les laissant continuer, car bien évidemment, cette attaque l’avait surpris autant que Robert.

— Oh, sans nul doute ! acquiesça Jérôme, c’était son devoir de chrétien d’apporter son aide selon ses mérites, et c’est ce qu’il a fait. Mais comme je l’ai appris, notre frère a de nouveau visité la veuve et lui a parlé, pas plus tard que la nuit dernière. Sans aucun doute, pour apporter la bonne parole à cette malheureuse. Mais ai-je besoin de vous exprimer, père, les dangers qui rôdent lors d’une telle rencontre ? Dieu me pardonne, il ne viendrait à l’esprit de personne qu’un homme jadis fiancé, et dont la fiancée en a épousé un autre, succombe à la jalousie sur le tard, après avoir abandonné le monde, quand il rencontre de nouveau l’objet de ses anciennes affections ! Non, nous n’avons même pas le droit de penser à cela. Mais ne serait-il pas préférable que notre frère bien-aimé soit totalement mis à l’abri des tentations mêmes de la mémoire ? En disant cela, je n’ai à l’esprit que son bien-être et sa santé spirituelle.

« Tu parles ! », se dit Cadfael, grinçant des dents. « Tu as enfin trouvé une arme contre quelqu’un que tu détestes depuis des années sans grand effet. Seigneur, si je pouvais te tordre le cou sur-le-champ, je le ferais volontiers. »

Il se leva, s’avança de sa place retirée, pour qu’on le vît bien.

— Je suis là, père prieur. Examinez mes actes si vous le désirer. Frère Jérôme se préoccupe un peu trop de ma vocation qui n’est pas en danger.

Et ça, au moins, c’était la vérité.

Le prieur continuait à regarder Cadfael un peu trop attentivement pour son goût. Il n’apprécierait sûrement pas la moindre suggestion d’inconduite concernant les membres de son troupeau, et dans son propre intérêt, les défendrait jusqu’au bout, mais il apprécierait sûrement en revanche l’occasion de réduire l’indépendance d’un homme qui lui avait toujours causé un léger inconfort, comme s’il trouvait dans l’attitude carrée et tolérante de Cadfael et dans son autonomie et son sens pratique un soupçon de moquerie et d’amusement. Il n’était pas idiot, il avait sûrement conçu, comme on l’invitait indirectement à le croire, que Cadfael rencontrant son amour de jeunesse mariée à un autre, avait peut-être succombé à la jalousie et écarté lui-même son rival de ses propres mains. Après tout, qui connaissait mieux que lui les propriétés des herbes et des plantes, et les proportions pour tuer ou pour guérir ? Dieu me pardonne, il ne viendrait à l’esprit de personne... avait dit pieusement Jérôme, suggérant cette idée qu’apparemment il rejetait. Vraisemblablement, Robert n’y croirait pas sérieusement, mais il ne ferait aucun reproche à Jérôme, infailliblement utile et obséquieux à son égard. Difficile aussi de dire que l’idée était totalement absurde. Cadfael avait fabriqué cette lotion de capuchon du moine et il savait ce qu’on pouvait en faire. Il n’avait même pas à se la procurer en secret, il en avait directement sous la main ; et si on lui avait demandé de se rendre au chevet d’un homme à l’article de la mort, qui pouvait dire qu’il ne lui avait pas administré le poison qu’il avait feint de combattre ? « J’ai vu Aelfric traverser la cour, après tout », songea-t-il, « j’aurais pu facilement prétendre avoir un mot à lui dire, soulever le couvercle pour voir ce qu’il y avait dans ce plat qui sentait si bon, m’en faire indiquer le destinataire, et y ajouter un assaisonnement de ma composition. Un moment de distraction et le tour était joué. Vraiment facile d’attirer les soupçons sur soi-même, et comment prouver le contraire ? »

— Est-il vrai, mon frère, que vous connaissiez intimement Dame Bonel dans votre jeunesse, avant de prendre les ordres ? demanda Robert avec force.

— Oui, répliqua Cadfael sans détour, si par « intimement », vous voulez simplement dire : bien, et que nous nous aimions. Avant que je prenne la Croix, nous nous sommes fiancés, mais personne ne le savait. Il y a plus de quarante ans de cela, et je ne l’avais jamais revue. Elle s’est mariée en mon absence, et moi, à mon retour, j’ai prononcé mes voeux.

Moins il en dirait, mieux ce serait.

— Pourquoi n’en avoir rien dit, lorsque vous êtes rentré dans cette maison ?

— J’ignorais qui était Dame Bonel avant de la voir. Son nom ne me disait rien, je n’étais au courant que, de son premier mariage. On m’a appelé chez elle, comme vous le savez, et j’y suis allé de bonne foi.

— Je le reconnais, constata Robert. Je n’ai rien observé d’incorrect dans votre conduite là-bas.

Jérôme s’empressa de le rassurer ; il ne suggérait pas que Cadfael ait fait quoi que ce soit méritant un blâme... Pour le moment ! Mais il n’osa pas exprimer cette pensée à haute voix.

— J’ai seulement peur qu’il ne tombe dans le piège de la tentation. Le diable peut dévoyer même une affection chrétienne.

Le prieur continuait à regarder Cadfael d’un oeil peu amène, et s’il ne le condamnait pas ouvertement, aucun doute, ses sourcils relevés et ses narines dilatées exprimaient la désapprobation. Aucun moine de son couvent n’avait seulement le droit de remarquer une femme, sauf pour exercer son ministère, ou pour des relations d’affaires.

— En soignant un malade, vous avez fait votre devoir, frère Cadfael. Mais est-il vrai que vous ayez rendu visite à cette femme, la nuit dernière ? Pourquoi cela ? Si elle avait besoin de réconfort spirituel, il y a aussi un prêtre dans la paroisse. Il y a deux jours, vous aviez une bonne raison d’aller chez elle, mais la nuit dernière, sûrement pas.

— Je l’ai fait, dit patiemment Cadfael, (puisque ça ne servait à rien de s’impatienter et que c’était encore la meilleure façon de mortifier Jérôme), pour lui poser des questions qui avaient quelque chose à voir avec la mort de son mari. Vous, père prieur, moi et nous tous ici, devons faire tout notre possible dans les meilleurs délais pour éclaircir ce mystère, afin que notre couvent retrouve sa tranquillité.

— Cela regarde le shérif et ses hommes, répliqua sèchement Robert, et non vous. Si je comprends bien, on sait parfaitement qui est le coupable, et toute la question est de mettre la main sur le jeune homme qui a commis un crime aussi lâche. Cette excuse ne me plaît pas, frère Cadfael.

— Je vous dois obéissance, dit Cadfael ; je m’incline devant votre jugement, mais je n’ai aucune raison de mépriser le mien. Je pense qu’il y a un doute et qu’il ne sera pas facile de découvrir la vérité. Et ce que je vous ai répondu n’était pas une excuse ; c’est pour cela que je me suis rendu là-bas. C’est ma propre lotion, faite pour soulager la souffrance qu’on a utilisée pour tuer, et ni ce couvent, ni moi-même, en tant que moine, ne pourrons être en paix tant qu’on ne connaîtra pas la vérité.

— En disant cela, vous montrez peu de foi pour ceux chargés de faire respecter la loi et dont c’est le travail. Mais ce n’est pas le vôtre ! C’est une attitude arrogante que je déplore.

En clair, il entendait marquer une distance entre l’abbaye bénédictine de Saints-Pierre-et-Paul, et cette chose horrible qui était arrivée juste en dehors de ses murs, et il trouverait un moyen d’empêcher de travailler effectivement celui dont les scrupules le gênaient tant.

— Selon moi, frère Jérôme a raison, et il est de notre devoir de nous assurer que par votre propre folie, votre âme ne court pas à sa perte. Vous n’aurez plus de contact avec Dame Bonel. Jusqu’à ce qu’elle décide de ce qu’elle va faire, et qu’elle quitte sa maison, vous resterez dans la clôture et vous consacrerez votre énergie au travail et à la prière à l’intérieur de ces murs, ce qui est votre devoir.

Rien à faire. On ne saurait rejeter les voeux d’obéissance, volontairement contractés, à chaque fois que ça nous arrange. Cadfael inclina la tête, saluer aurait été un terme inexact – il ressemblait plus à un petit taureau puissant et redoutable baissant le front pour charger !

— Je respecterai vos ordres, comme il se doit, déclara-t-il, l’air mauvais.

 

— Mais toi, jeune homme, tu n’es pas obligé d’observer ces ordres, dit-il à frère Mark dans l’atelier du jardin, un quart d’heure après, derrière la porte close, où Mark plutôt que lui-même exprimait sa rage, sa frustration et sa révolte.

— C’est bien ce que je pensais, s’écria Mark, reprenant courage. Mais je craignais que vous n’y pensiez pas.

— Je ne te rendrais pas complice de mes péchés, Dieu sait, soupira Cadfael, s’il n’y avait pas urgence. Peut-être ne devrais-je pas... peut-être faut-il le laisser seul, mais tant de choses pèsent sur lui...

— Lui ! fit Mark méditatif, lançant ses jambes minces. Lui, dont on n’a pas trouvé ce quelque chose, qui n’était pas une fiole ? Si je comprends bien, il est à peine sorti de l’enfance. Les Évangiles sont clairs, il faut prendre soin des enfants.

Cadfael lui lança un regard doux, approbateur et affectueux. Il avait à peine quatre ans de plus que l’autre, et son enfance, depuis la mort de sa mère, quand il avait trois ans, nul ne s’y était intéressé, on lui avait simplement jeté de la nourriture et accordé à contrecoeur un abri. L’autre avait été aimé, gâté, et admiré toute sa vie, jusqu’à ces derniers mois conflictuels, et à présent, il courait un danger mortel.

— C’est un enfant volontaire et capable, Mark, mais il compte sur moi. Je l’ai pris en charge et lui ai donné des ordres. Si je l’avais laissé se débrouiller, je pense qu’il s’en serait sorti.

— Dites-moi seulement où aller et ce que je dois faire, déclara Mark, retrouvant sa gaieté, et je le ferai.

Cadfael lui donna ses instructions.

— Mais n’agis pas avant la fin de la grand-messe. Tu ne dois pas t’absenter, ni mettre ta réputation en péril. Et s’il y a un ennui, tu resteras bien à l’écart, tu entends ?

— J’entends, dit Mark, en souriant.

 

Vers dix heures ce matin-là, quand la grand-messe commença, Edwin en avait plus qu’assez de l’obéissance et de la vertu. Il n’avait jamais été si longtemps inactif depuis la première fois où il s’était sauvé de son berceau, qu’il s’était glissé dans la cour et que Richildis furieuse l’avait récupéré parmi les roues d’un chariot. Cependant, il devait à frère Cadfael de rester patient, comme il l’avait promis, et il ne s’était pas aventuré dehors avant le plus noir de la nuit, pour se détendre les jambes et explorer les alentours du champ de foire, la Première Enceinte silencieuse et vide, et la grand-rue qui menait à Londres. Il avait veillé à être de retour dans sa cachette bien avant le lever du soleil, et il était là, assis sur un tonneau abandonné, à se tourner les pouces en mangeant l’une des pommes de Cadfael, souhaitant que quelque chose se produise. Par les fentes d’aération, une lumière rare, couleur de paille, pénétrait.

S’il suffit de prier pour être exaucé, Edwin le fut presque trop vite. Il avait l’habitude d’entendre les chevaux passer sur la Première Enceinte, et les piétons échanger quelques mots, ce bruit tranquille de sabots et ces voix brèves venant de la ville ne l’inquiétèrent donc pas. Mais soudain les grandes portes s’ouvrirent à la volée, allant battre contre le mur, et le bruit des sabots, il s’agissait apparemment de chevaux tenus en mains, sur les pavés de la rue, s’assourdit en passant sur la terre battue de la grange.

Edwin se redressa, tendu, prêtant l’oreille. Un cheval... deux... puis d’autres, au pas plus léger, des petits sabots bien nets – des mules peut-être ? – et au moins deux palefreniers, plus probablement trois ou quatre. Il s’immobilisa, n’osant pas bouger, évitant même de croquer sa pomme. S’ils avaient seulement l’intention d’utiliser les stalles pour la journée, ça pourrait encore aller, il ne lui restait plus qu’à rester tranquille, sans sortir de sa cachette.

Il y avait une lourde trappe au milieu du plancher, pour qu’en cas de besoin, les palefreniers puissent avoir accès au grenier sans devoir sortir, ni emporter l’autre clé avec eux. Edwin se glissa de son tonneau, alla s’étendre prudemment sur le sol, l’oreille contre la fente de l’ouverture.

Une jeune voix parla doucement à un cheval rétif, et Edwin entendit qu’on flattait de la main une encolure et une épaule.

— Doucement, mon joli ! Tu es très beau, tu sais. Il n’y a pas à dire, le vieux s’y connaissait en chevaux. Il est énervé parce qu’il ne travaille pas assez. C’est une honte de voir ça.

— Trouve-lui une stalle, ordonna une voix bourrue et brève et viens me donner un coup de main avec ces mules.

Il y eut des allées et venues pendant qu’on installait les bêtes. Edwin se leva sans bruit, passa sa robe de bénédictin sur ses habits, car si par malheur on le voyait dans les parages, ce serait sa seule protection. Mais tout se passerait probablement sans histoire. Au moment où il recommençait à écouter, une troisième voix s’éleva.

— Remplissez les râteliers à foin. S’il n’y a pas assez de fourrage en bas, il y en a plein là-haut.

On allait donc envahir son refuge ! Déjà il entendait que l’on déployait l’échelle en dessous. Edwin se redressa en hâte, sans plus se soucier qu’on l’entende, et roula le lourd tonneau pour l’assujettir solidement sur la trappe, sous laquelle se trouvaient probablement les verrous. Quelqu’un se battait avec et cela couvrit le bruit du tonneau qu’on déplaçait ; Edwin se percha sur son rempart, souhaitant peser trois fois plus lourd. Mais il est très difficile de soulever un poids au-dessus de la tête, et apparemment, aussi léger qu’il fût, le sien suffisait. La trappe bougea un peu sous lui, mais rien de plus.

— C’est bouclé, s’exclama-t-on en dessous, vexé. Un imbécile quelconque a mis des verrous là-haut.

— Il n’y a pas de verrous là-haut, réfléchis, enfin, ne te fais pas plus bête que tu n’es.

— Alors on a mis quelque chose de lourd sur la trappe. Je te dis que ça ne bouge pas.

Et agacé, il la secoua.

— Allez, descends, mauviette, je vais essayer, dit l’homme à la grosse voix, dégoûté.

Quelqu’un de plus lourd gravit les degrés de l’échelle qui craqua. Edwin, inquiet, retint son souffle, et tendant ses muscles, essaya de se faire aussi lourd que possible. La trappe bougea, mais ne se souleva pas d’un pouce, et le palefrenier en dessous abandonna essoufflé et jurant.

— Qu’est-ce que je t’avais dit ? croassa son camarade, ravi.

— Il va falloir faire le tour par l’autre porte. Heureusement, j’ai apporté les deux clés. Wat, viens me donner un coup de main pour dégager ce qui bloque la trappe, et mets du foin dans les râteliers.

Il ignorait qu’il n’avait pas besoin de clé, car la porte n’était pas fermée au verrou. La voix se perdit rapidement le long de l’échelle, et il entendit des pas lourds se diriger vers la porte de l’écurie. Il y en avait deux qui avaient quitté le rez-de-chaussée, mais il ne s’écoulerait pas longtemps avant qu’on ne le découvre ; il n’aurait même pas le temps de se cacher dans le foin, même si le stratagème avait été heureux, quand ils reviendraient avec des fourches. S’ils étaient seulement trois, pourquoi ne tenterait-il pas sa chance avec celui qui restait seul ? Très vite, Edwin déplaça le tonneau pour en coincer la porte, et se jetant sur la trappe, la souleva en force. Elle s’ouvrit si vite qu’il fut presque rejeté en arrière, mais il se reprit et se lança dans l’ouverture. Il ne prit pas le temps de refermer la trappe, se concentrant entièrement sur ce qui l’attendait en dessous.

Ils étaient quatre, pas trois ! Il en restait deux parmi les chevaux, et même si l’un lui tournait franchement le dos, remplissant une mangeoire de foin à l’autre extrémité de la grande écurie, son compagnon, mince, filiforme, avec des cheveux gris hirsutes, se trouvait seulement à quelques pas du pied de l’échelle, au sortir de l’une des stalles.

Trop tard pour imaginer autre chose, et Edwin n’hésitait jamais. Il se dégagea de la trappe, et d’un grand bond, se jeta sur le palefrenier. L’homme avait deviné son mouvement brusque, et levait vivement la tête pour voir d’où il venait quand Edwin lui tomba dessus enveloppé dans le nuage noir de sa robe trop large, et le précipita au sol, le souffle momentanément coupé. Après cette attaque, il ne fallait plus compter sur la protection de son habit. L’autre palefrenier, entendant le cri de surprise de son compagnon, ne s’arrêta qu’un instant en voyant ce qui semblait être un moine bénédictin jaillir du grenier, tenant sa robe d’une main et attrapant de l’autre la fourche que sa victime avait laissée tomber. Le jeune homme n’avait jamais vu un moine se conduire ainsi. Il reprit courage et, indigné, se rua, s’arrêtant tout aussi brusquement quand une main ferme brandit la fourche en direction de son estomac. Mais à ce moment, l’homme qui était tombé se redressa et s’interposa entre le fugitif et la porte grande ouverte. Il n’y avait plus qu’une issue, et Edwin s’y dirigea, la fourche à la main, reculant dans la stalle la plus proche. C’est seulement alors qu’il remarqua, quittant un instant ses adversaires du regard, le cheval à côté de lui, celui qui s’était montré si rétif selon le jeune palefrenier, car on le laissait scandaleusement manquer d’exercice. Il s’agissait d’un grand bai, plein de feu, avec une crinière et une queue plus claires, une étoile blanche sur le front, qui trépignait ; tout excité, il fourra son nez dans les cheveux d’Edwin et lui hennit dans les oreilles. Il s’était détourné de sa mangeoire pour voir ce qui se passait, et la liberté s’offrait à lui. Edwin le reconnut, poussa un cri de joie et lui passa un bras autour du cou.

— Rufus... oh, Rufus !

Laissant tomber sa fourche, il attrapa la crinière flottante, et sauta de son mieux sur le dos puissant. Il n’avait ni selle, ni bride, tant pis, il l’avait monté si souvent à cru, à l’époque où il était encore en faveur auprès de son propriétaire. Il le frappa des talons, serra les genoux, et poussa son complice, qui ne demandait que ça, à fuir à toute vitesse.

Si les palefreniers voulaient bien affronter Edwin, une fois qu’ils eurent compris qu’il n’était pas moine du tout, ils ne tenaient guère à se mettre en travers du chemin de Rufus. Ce dernier jaillit de sa stalle comme un trait d’arbalète, et ils s’égaillèrent devant lui si vite que le plus vieux buta sur une meule de foin, et pour la deuxième fois, s’étala de tout son long. Edwin, penché sur sa monture, se tenant à la crinière claire, sentait sous lui le puissant mouvement des épaules de l’animal, et murmurait dans les oreilles couchées des mots incohérents d’encouragement et de reconnaissance. Ils arrivèrent très vite dans le triangle de la foire aux chevaux, et d’instinct, se servant de ses genoux et de ses talons, Edwin se détourna de la ville pour suivre la Première Enceinte.

Ceux qui étaient montés par l’escalier de derrière, et qui avaient eu bien du mal à ouvrir la porte, sans parler de leur surprise en la découvrant inexplicablement fermée à clé d’abord, entendirent cette ruée et se précipitèrent pour regarder le long de la route.

— Seigneur ! s’exclama Wat, les yeux ronds. C’est un des moines ! Pourquoi est-il si pressé ?

A ce moment, la brise légère s’engouffra dans le capuchon d’Edwin, le lui rejetant sur les épaules, découvrant ses cheveux blonds emmêlés et son visage d’adolescent. Will poussa un grand cri et commença à descendre l’escalier en courant.

— T’as vu ? Il n’y a pas de tonsure, ce n’est pas un religieux, pardi ! C’est le môme que le shérif recherche. Qui d’autre se cacherait dans notre grange ?

Mais Edwin était déjà loin, et dans l’écurie, il ne restait aucun cheval capable de lui donner la chasse. Le jeune palefrenier avait dit la vérité. Rufus était excité par le manque d’exercice et maintenant, livré à lui-même, il était prêt à galoper son content.

Un seul obstacle restait entre la liberté et lui. Edwin se rappela trop tard l’avertissement de Cadfael de ne prendre la route de Londres en aucune circonstance, car il y avait certainement une patrouille à Saint-Gilles, à l’extrémité des faubourgs de la ville, pour vérifier s’il se trouvait parmi tous ceux passant par là. La mémoire lui revint seulement en voyant au loin un parti de quatre cavaliers disséminés sur la route et s’approchant au petit trot. La garde montante avait pris son poste et la garde descendante revenait vers le château.

Il ne pouvait décemment se frayer un chemin à travers eux, et la robe noire ne les tromperait pas un instant sur un cavalier allant aussi vite. Edwin fit la seule chose possible. D’une voix suppliante et en se servant de ses genoux, il arrêta sa monture mécontente, lui fit faire demi-tour, et repartit d’où il était venu, tout aussi vite.

Loin derrière, il entendit un cri joyeux lui annonçant qu’il était à présent poursuivi par un groupe de gens d’armes décidés, convaincus d’être aux trousses d’un bandit, même s’ils n’étaient pas encore certains de son identité.

 

Après la grand-messe, Mark, dont le rôle était d’entrer dans la grange sans se faire remarquer, afin que personne ne pût être certain qu’un seul était rentré et que deux étaient sortis, longea rapidement le champ de la foire aux chevaux. Il arriva à proximité de la grange à point nommé pour entendre les cris des poursuivants et voir Edwin sur son destrier enthousiaste, prendre la Première Enceinte au triple galop, le capuchon et la robe au vent, la tête toute proche de la crinière flottante. Il n’avait jamais vu Edwin Gurney auparavant, mais aucun doute quant à l’identité de ce bandit galopant ; non hélas, Mark était arrivé nettement trop tard. La proie avait été forcée de sortir du couvert, même si on ne l’avait pas encore prise. Mais Mark ne pouvait strictement rien faire pour l’aider. Will, le chef palefrenier, qui n’était pas un lâche, s’était rapidement précipité vers le meilleur des chevaux encore à sa charge, et se préparait à poursuivre le fugitif, mais il ne s’était pas plus tôt mis en selle qu’il vit le cheval bai repasser devant lui à toute vitesse dans l’autre sens. Il se jeta en avant pour tenter de l’intercepter, mais c’eût été un coup de chance. Son cheval n’était pas aussi courageux que lui, et il fit un écart devant l’encolure tendue de Rufus, ses oreilles couchées et ses yeux furieux. L’un des palefreniers jeta une fourche en direction des sabots qui frappaient le sol, mais sans enthousiasme à vrai dire, et Rufus, surpris, fit un bond de côté, sans ralentir, et le voilà parti en direction de la ville.

Will l’aurait peut-être suivi, sans grand espoir de le rattraper, mais à ce moment, les cris des poursuivants s’approchaient le long de la Première Enceinte, et il ne fut que trop heureux de leur laisser cette responsabilité. Après tout, c’était leur travail d’appréhender les malfaiteurs, et quoi que ce faux moine ait pu faire d’autre, il avait indubitablement volé un cheval appartenant à la veuve Bonel et dont l’abbaye avait la charge. Il fallait évidemment leur parler tout de suite du vol. Il se mit dans le chemin des gardes, agitant la main pour les arrêter, et ses trois collègues l’entourèrent, pour donner leur version de ce qui s’était passé.

Il y avait pas mal de gens maintenant. Les passants tout heureux tinrent à s’en mêler – ça promettait ! – et l’on sortit en trombe des maisons voisines pour voir ce que tout cela signifiait. Durant cette pause, afin d’échanger des informations, plusieurs enfants s’étaient rapprochés pour écouter et regarder, ce qui suffit à ralentir quelque peu la reprise de la poursuite. Des mères vinrent chercher leurs enfants et s’arrangèrent pour bloquer le passage une bonne minute de plus. Mais on ne put fournir une explication raisonnable au fait qu’au dernier moment, alors qu’ils étaient prêts à repartir, le cheval du capitaine hennit soudain, indigné, rua et manqua de renverser son cavalier, qui ne s’y attendait pas et dut passer quelques minutes à reprendre son cheval en main, avant de rassembler ses hommes et de repartir aux trousses du fugitif.

Mark tendit le cou pour regarder comme les autres ; il suivit des yeux les gardes qui regagnaient la ville, sûr que le cheval bai avait eu largement le temps de disparaître. Le reste regardait Edwin Gurney. Mark glissa les mains dans ses grandes manches, rabattit son capuchon, pour dissimuler son visage modeste, et repartit vers le portail de l’abbaye, rapportant des nouvelles confuses. En chemin, il jeta le second caillou qu’il avait ramassé près de la grange. Au manoir de son oncle, quand il eut quatre ans, on le mit au travail pour qu’il gagne sa maigre pitance. Il suivait la charrue avec un petit sac de pierres pour effrayer les oiseaux qui picoraient les graines. Il lui avait fallu deux ans pour découvrir qu’il sympathisait avec ces oiseaux affamés et qu’il ne souhaitait pas vraiment leur faire de mal ; mais à ce moment, il avait acquis une grande adresse dans le jet du caillou, et il ne l’avait pas perdue.

 

— Tu les as suivis jusqu’au pont ? demanda Cadfael, anxieux. Et les gardiens du pont ne l’ont pas vu ? Les hommes du shérif l’ont perdu ?

— Complètement disparu, rapporta Mark avec plaisir. Il n’est pas entré en ville, du moins pas par là. Si vous voulez mon avis, il n’a pas pu quitter la route en empruntant une des allées près du pont : il ne pouvait être sûr qu’on ne le verrait pas. Je pense qu’il a dû plonger le long de la Gaye, de ce côté de la rive, là où les arbres fruitiers donnent de l’ombre, mais j’ignore complètement ce qu’il a fait après. En tout cas, une chose est certaine, ils ne l’ont pas trouvé. Ils vont aller fouiner dans sa famille en ville. Mais ils ne trouveront rien là. Vous savez, ajouta-t-il rayonnant et voyant le visage inquiet de Cadfael, vous savez que vous prouverez qu’il n’est coupable de rien. Pourquoi vous inquiétez-vous ?

Ça causait déjà assez de souci à Cadfael d’avoir pour allié quelqu’un qui était aussi sûr de la victoire de la vérité, et du crédit que lui Cadfael possédait auprès de Dieu, mais apparemment, les événements du matin n’avaient pas assombri Mark, et il y avait là matière à gratitude.

— Viens dîner, dit Cadfael reconnaissant, et repose-toi, avec une foi aussi forte, tu y as droit. Je suis certain que lorsque tu jettes un caillou, il doit laisser une marque. Celui qui t’a donné ton nom a prévu ton avenir. Et puisque la question se pose, où veux-tu mettre ta marque ? Sur un évêché ?

— Je serai pape ou cardinal, déclara Mark ravi. Rien de moins.

— Oh non ! protesta Cadfael sérieusement. Si tu montes plus haut qu’évêque, avec une cure pastorale, je pense que ce serait du gâchis.

Toute la journée, les hommes du shérif avaient cherché Edwin Gurney dans la ville, où ils pensaient qu’il avait sans doute trouvé refuge, en s’arrangeant pour ne pas se faire remarquer en traversant le pont. Ils ne trouvèrent rien et envoyèrent des patrouilles sur toutes les routes principales menant hors de la péninsule. Enfermée dans une boucle de la Severn, Shrewsbury n’avait que deux ponts, l’un menant vers l’abbaye et l’autre – celui par lequel il était entré, croyaient-ils – vers le pays de Galles et l’Ouest par des routes en éventail.

Ils étaient sûrs que le fugitif se dirigerait vers le pays de Galles, car c’était le chemin le plus court pour sortir de leur juridiction, mais son avenir là-bas ne serait pas sans risques. Aussi, une patrouille remontant la rivière du côté de l’abbaye fut bien surprise de se faire accoster par une jeune personne tout excitée d’environ onze ans – ils ne s’attendaient guère à trouver qui que ce soit dans ce secteur –, qui traversait les champs au pas de course, et vint leur demander, essoufflée, s’il était vrai que celui qu’ils cherchaient était habillé en moine et montait un cheval bal à la robe et à la crinière plus claires. Oui, elle l’avait vu, peu de temps auparavant, sortant précautionneusement du fourré et s’éloignant vers l’Est au trot, comme s’il voulait traverser la boucle suivante du fleuve et décrire un cercle pour rejoindre la grand-route de Londres, un peu après Saint-Gilles. Puisqu’il était d’abord parti dans cette direction et qu’il avait trouvé le chemin barré à l’orée de la ville, ce qu’elle racontait avait un sens. Apparemment, il s’était arrangé pour trouver un endroit où rester caché un moment, dans l’espoir que la chasse partirait de l’autre côté, et à présent, il se sentait assez sûr pour repartir. La petite dit qu’il se dirigeait peut-être vers le gué à Uffington.

Ils la remercièrent de tout coeur, chargèrent un homme de faire un rapport et d’amener des renforts, et ils partirent vivement en direction du gué. Alys les suivit des yeux et revint tout aussi vivement vers la grand-route et le pont. Personne ne surveillait les allées et venues des fillettes de onze ans.

Après le gué d’Uffington, les chasseurs aperçurent leur proie trottant assez tranquillement pour la première fois sur la route étroite d’Upton. A peine les eut-il aperçus qu’il partit au grand galop, la couleur de la robe du cheval et son pas étaient inimitables. Les poursuivants se demandèrent quand même pourquoi le cavalier avait gardé cet habit volé, qui représentait maintenant plus un inconvénient qu’un avantage, car tous les gens de la région devaient être à sa recherche.

C’était alors le milieu de l’après-midi, et la lumière commençait à décliner. La chasse dura des heures. Le garçon semblait connaître tous les sentiers, toutes les cachettes et il s’arrangea plusieurs fois pour les perdre et les mener dans des endroits dangereux et inattendus, préférant souvent aux routes les prairies marécageuses où un solide gendarme se fit expédier ans un marais parfumé, ou des endroits impossibles où il n’y avait presque pas moyen de trouver un passage, et là un cheval marcha sur une pierre et se blessa. Il les tint en haleine à travers Atcham, Cound et Cressage et de temps en temps, il les perdit, jusqu’à ce que Rufus se fatiguât et butât dans les bois après Acton ; là, ils l’entourèrent et lui tombèrent dessus, empoignant la robe et le capuchon, et le tenant fermement. Ils le firent descendre et lui lièrent les mains, et pour leur avoir échappé aussi longtemps, ils lui flanquèrent une bonne correction qu’il supporta philosophiquement et en silence. Il leur demanda seulement par égard pour le cheval de revenir à Shrewsbury sans se presser.

A un moment, il s’était fait une ceinture pratique avec la corde de sa robe. Ils la lui empruntèrent pour l’attacher derrière le plus léger d’entre eux, de crainte qu’il ne s’échappât, même les mains liées, et ne disparût à pied dans l’obscurité des bois. Ainsi, en y mettant le temps, ils ramenèrent leur prisonnier à Shrewsbury, et à la fin de la soirée, pénétrèrent par le portail de l’abbaye. Autant ramener tout de suite le cheval volé d’où il venait ; puisque pour l’heure c’était le seul crime qu’on pouvait vraiment retenir contre lui, il fallait donc enfermer le coupable, avant d’examiner son cas plus avant, dans la prison de l’abbaye. On pourrait l’y laisser mijoter tranquillement, en attendant que la justice soit prête à requérir contre lui pour des accusations plus graves d’actes commis en dehors de la clôture, et donc sous la juridiction du shérif.

 

Le prieur, courtoisement informé que le jeune homme recherché était prisonnier et devait rester à la charge de l’abbaye, au moins pour la nuit, ne savait s’il fallait se réjouir de la perspective d’être, débarrassé des implications criminelles concernant la mort de maître Bonel – il pourrait maintenant s’occuper mieux des questions légales la concernant – ou se plaindre de l’agacement d’avoir à loger momentanément le criminel sur son propre domaine. Cependant, une arrestation devant s’ensuivre le lendemain, l’inconvénient n’était donc pas si grand.

— Ce jeune homme est au portail, maintenant ? demanda-t-il aux gens d’armes qui étaient venus l’informer chez lui.

— Oui, père. Deux gardiens de l’abbaye sont avec lui là-bas, et s’il vous plaît de leur donner ordre de le surveiller jusqu’à demain, le shérif viendra sûrement vous en débarrasser pour des raisons plus graves. Souhaitez-vous venir l’interroger vous-même en ce qui concerne le cheval ? Si cela vous convient, on pourrait aussi l’accuser d’avoir attaqué vos palefreniers, et c’est déjà assez sérieux, même sans le vol.

Robert n’était pas dénué de curiosité, et jeter un coup d’oeil à ce jeune démon qui avait empoisonné son propre beau-père et mené la vie dure aux hommes du shérif sur la moitié du comté ne lui déplaisait pas.

— Je viens, dit-il. L’Église ne doit pas tourner le dos aux pécheurs, mais seulement déplorer le péché.

Dans la loge du portier, le garçon impassible était assis sur un banc près du feu qu’il appréciait ; les épaules voûtées, il n’avait pas l’air calmé, au contraire, malgré ses bleus et sa méfiance. Les sergents de l’abbaye et les hommes du shérif l’entouraient. L’oeil sombre, autoritaire, ils l’accablèrent de questions auxquelles il répondait quand il en avait envie, et brièvement. Plusieurs d’entre eux étaient tout sales, couverts de boue, un ou deux avaient aussi des égratignures et des bleus à montrer. Passant de l’un à l’autre, le regard clair du garçon pétillait, et il semblait même, en dévisageant celui qui était tombé dans la vase près de Cound, qu’il s’efforçait de ne pas sourire. Ils lui avaient retiré son habit d’emprunt et l’avaient rendu au portier ; il apparaissait maintenant mince et blond, avec une peau douce et claire, et des yeux noisette apparemment naïfs. Le prieur fut quelque peu surpris de sa jeunesse et de sa grâce ; pas de doute, la beauté du diable, ça existe !

— Si jeune et si pervers ! dit-il à voix haute.

Le garçon n’était pas censé avoir entendu cette phrase, prononcée depuis la porte, au moment où entrait Robert ; mais à quatorze ans, on a l’oreille fine.

— Ainsi, mon garçon, reprit le prieur en se rapprochant, c’est toi qui troubles notre paix. Tu en as gros sur la conscience, je crains même qu’il ne soit trop tard pour prier et trouver le repentir. Je le ferai pour toi. A ton âge tu sais que le meurtre est un péché mortel.

— Je ne suis pas un meurtrier, riposta le garçon avec netteté, en le fixant dans les yeux.

— Oh, mon enfant, à quoi bon nier ce que tout le monde sait ? Pendant que tu y es, dis que tu n’as pas volé de cheval dans la grange, ce matin, alors que quatre de nos domestiques et bien d’autres t’ont vu.

— Je n’ai pas volé Rufus, répliqua vivement et fermement le garçon. Il est à moi. Il appartenait à mon beau-père, dont je suis l’héritier, car son accord avec l’abbaye n’a jamais été ratifié, et le testament qui fait de moi son héritier est parfaitement légal. Comment volerais-je ce qui m’appartient ? A qui ?

— Sale gosse ! s’exclama le prieur, se cabrant sous cet audacieux défi, d’autant plus qu’il commençait à soupçonner ce garnement, malgré sa situation épouvantable, d’avoir l’audace de s’amuser. Pense à ce que tu dis ! Tu devrais te repentir pendant qu’il en est temps. Ne sais-tu pas que le meurtrier ne saurait hériter de sa victime ?

— J’ai dit et je répète que je ne suis pas un meurtrier. Je nie sur mon âme, sur l’autel et sur tout ce que vous voudrez, avoir causé le moindre mal à mon beau-père. Rufus est donc à moi... maintenant ou quand le testament sera accepté et que mon suzerain donnera son consentement, comme il l’a promis. Rufus et Mallilie seront tous les deux à moi. Je suis innocent et vous ne pouvez pas me forcer à dire le contraire. Faites ce qu’il vous plaira, je ne me sentirai pas coupable pour autant.

— Vous perdez votre temps, mon père, grommela le sergent, c’est une tête de mule et un gibier de potence, qui va bientôt changer de ton.

Mais sous le regard majestueux de Robert, il s’abstint d’envoyer une bonne gifle à l’insolent, ce qu’il aurait volontiers fait autrement.

— Ne pensez plus à lui, laissez vos domestiques le maintenir sous bonne garde dans sa cellule, et oubliez-le : il ne vaut pas la peine qu’on se donne du mal pour lui. La justice va s’occuper de son cas.

« Veillez à ce qu’il ait à manger, ajouta Robert non sans une certaine compassion et se souvenant que l’enfant avait été en selle toute la journée. Donnez-lui un lit dur, mais bien sec et suffisamment chaud. Et s’il changeait d’attitude... mon garçon, écoute-moi, et pense un instant au salut de ton âme. Veux tu que l’un de nos frères vienne te parler et prier avec toi avant que tu ne t’endormes ?

Il y eut dans le regard du garçon une étincelle soudaine qui aurait pu passer pour du remords, mais ressemblait bien plus à de la malice.

— Oui, volontiers, répondit-il avec une douceur trompeuse. Voudriez-vous être assez gentil pour m’envoyer frère Cadfael ? Il commençait à être temps de penser à son propre sort ; il en avait assez fait maintenant.

Il s’attendait – avec raison – à ce que ce nom ne déchaînât pas l’enthousiasme, mais Robert avait offert quelque chose et ne pouvait pas revenir en arrière ou y mettre des conditions. Dignement, il se tourna vers le portier qui rôdait par là.

— Demandez à frère, Cadfael de venir tout de suite. Vous pouvez lui dire qu’il s’agit de conseiller et de guider un prisonnier.

Le portier s’en alla. C’était presque l’heure d’aller se coucher, et la plupart des moines seraient dans la salle chauffée, mais Cadfael n’y était pas, ni Mark. Le portier les trouva dans l’atelier du jardin, ne fabriquant même pas de mystérieuses potions mais assis, l’air sombre et parlant à voix basse et inquiète. La nouvelle de la capture ne s’était pas encore répandue ; pendant la journée, tous auraient été tout de suite au courant. Chacun savait bien sûr comment les hommes du shérif avaient passé la journée, mais ce qu’ils ignoraient, c’était comment elle s’était achevée.

— Frère Cadfael, on vous demande au portail, annonça le portier appuyé contre le chambranle. Un jeune homme vous demande d’être son conseiller spirituel, ajouta-t-il pour répondre au regard surpris de Cadfael. Mais si vous voulez mon avis, il est parfaitement maître de son esprit et le prieur en a déjà fait les frais. Un groupe d’hommes du shérif est revenu à la fin de Complies avec un prisonnier. Ça y est, ils ont enfin pris le jeune Gurney.

L’affaire se terminait donc ainsi, après tous les efforts et toutes les prières de Mark, après tous ses raisonnements inefficaces à lui Cadfael, ses recherches et sa foi ! Cadfael, désolé, se leva rapidement.

— Je viens. De tout coeur ! Maintenant, c’est à nous de livrer bataille, et le temps nous est compté. Le pauvre garçon ! Et pourquoi ne l’ont-ils pas emmené directement en ville ?

Pourtant, il était heureux de ce bref sursis, car lui-même était coincé entre les murs de l’abbaye, et seule cette brève occasion leur donnait la possibilité de se rencontrer un instant.

— Eh bien, la seule chose qu’on puisse lui reprocher, et personne n’en doutera, c’est d’avoir volé le cheval sur lequel il s’est enfui ce matin, il était chez nous et on s’en occupait ; la cour abbatiale a des droits là-dessus. Mais demain matin, on viendra le chercher et l’emmener pour meurtre.

Mark les suivit jusqu’au portail, complètement abattu et incapable de prononcer un seul mot d’espoir. Il sentait dans son coeur que c’était péché, le péché de désespoir ; il ne désespérait pas de lui-même, mais de la vérité, de la justice et du droit, et de l’avenir d’une humanité misérable. Personne ne lui avait demandé de suivre Cadfael, mais il était venu tout de même, se sentant engagé dans une histoire dont il savait en fait très peu de choses, à l’exception de la jeunesse du protagoniste, et de la confiance totale que Cadfael lui portait. Cela lui suffisait.

Cadfael pénétra dans la loge du portier, le coeur lourd, mais non désespéré ; le désespoir était un luxe qu’il ne pouvait se permettre. Naturellement, tous les regards se tournèrent vers lui, puisqu’il entra dans un silence pesant. Robert avait renoncé à ses exhortations paternalistes et pleines de bonnes intentions, et les gens d’armes, à essayer d’obtenir des aveux de leur prisonnier ; ils se contentaient de le tenir sous clé, en sécurité et d’aller se coucher au château. Un groupe d’hommes d’armes solides et bien équipés surveillait le mince garçon vêtu de drap, la tête nue, sans manteau par cette nuit froide ; assis sur le qui-vive, à un banc près du mur, agréablement réchauffé par le feu, maintenant, il paraissait c’était incroyable – presque satisfait. Son regard croisa celui de Cadfael et s’illumina, très clair, bordé de cils noirs, avec des yeux verts. Il avait les cheveux châtain clair, comme du vieux chêne. Il était mince mais grand pour son âge. Il était fatigué, il avait sommeil, il était marqué et sale, mais derrière son regard méfiant et son visage solennel, il riait sans aucun doute. Cadfael le dévisagea longtemps, comprit beaucoup de choses, suffisamment pour ne pas se faire trop de souci sur ce qu’il ne comprenait pas encore. Il fixa attentivement les gardes et enfin, très longuement, le prieur.

— Père prieur, je vous suis reconnaissant de m’avoir dit de venir, ce m’est un devoir agréable, que d’aider comme je le peux le prisonnier. Mais il faut que je vous dise, ces messieurs ont commis une légère erreur. Je n’ai aucun doute sur le rapport qu’ils feront quant à la capture de ce garçon, mais je leur suggère d’enquêter sur la façon et sur l’endroit où il a passé les heures de cette matinée, alors qu’on prétend qu’il s’est échappé de la grange de l’abbaye sur un cheval appartenant à Dame Bonel. Messieurs, apprit-il très gravement aux hommes du shérif effarés, ce n’est pas Edwin Gurney que vous avez capturé, mais son neveu Edwy Bellecote.